lundi 20 février 2017

La boite me nuit

–Et tu bosses dans quoi exactement toi?

A cette question qui vous a sans doute déjà été posée, il y a une chance non négligeable que vous fassiez, comme moi, partie de la proportion non négligeable de la population qui fera une réponse du genre :

–Oh, bin, je suis dans une boite qui...
"–To be or not to be a Shrodinger's cat..."


La suite de la phrase est sans réel intérêt : vous bossez dans une boite. Cette seule partie de la réponse en dit déjà long sur votre façon de considérer votre travail. D'autant qu'il y a de fortes chances que pour vous rendre dans cette "boite", vous utilisiez quotidiennement votre caisse, ou éventuellement le tube pour peu que vous viviez dans une ville qui en est équipée, et que le midi vous vous fassiez réchauffer une boite ou une barquette à la cantoche.

Ajoutons que selon toute vraisemblance, vous avez intégré cette boite quelques années après avoir quitté le bahut... et que si vous êtes encore jeune, vous sortez sans doute encore en boite pour vous détendre la samedi soir. Autant vous dire que vous êtes mal barré : vous êtes atteint d'un terrible syndrome, le syndrome de la p'tite boite.
La boite de la honte...

Consolez-vous : d'une certaine façon, vous n'y êtes pas pour grand chose, car le syndrome de la p'tite boite touche la quasi totalité de notre société.

Oui : aussi con que ça puisse paraître, nous passons notre temps à essayer de rentrer dans des boites ou des p'tites cases, et ce, nonobstant le fait que la forme général d'un être humain (que nous qualifieront de patatoïde pour être sympa) ne s'y prête guère...
Ah bin ça, c'est toujours plus facile en théorie hein...
Car oui, si on réfléchit deux minutes, tout est fait pour tenter de nous réduire à un nombre limité de choix binaires...
  • fille ou garçon
  • homo ou hétéro
  • vaginale ou clitoridienne
  • bleu ou rose
  • fromage ou dessert
  • droite ou gauche
  • scientifique ou littéraire
  • madame ou mademoiselle
  • un sucre ou deux
  • etc...
    "...ceux qui ont un flingue chargé, et ceux qui creusent. Toi tu creuses."
... ou de compartiments bien délimités...
  • tranche d'âge
  • très satisfait/satisfait/moyennement satisfait/peu satisfait/pas du tout satisfait
  • style musical
  • catégorie socio-professionnel
  • signe astrologique
  • type de personnalité
  • couleur préférée
  • etc...

Regardez bien autour de vous : ces formulaires qui sont censés vous décrire de la façon la plus précise possible sont innombrables. Et ça commence dès la naissance, lorsque le pédiatre qui vous examine inscrit vos mensurations (taille/poids) dans les p'tits graphiques qui vont bien avec leurs jolies courbes pré-tracées de moyennes standard. Gare à vous si vous vous en écartez : si la nature aime bien la diversité, notre société de consommation en revanche elle, pas trop.

Hélas les enfants n'aiment pas se conformer aux règles, aux normes... heureusement, l'école est là pour les faire rentrer dans le moule. Avec de jolies notes qui montrent si vous êtes bien standardisé ou pas assez.

Pardon? Vous dites? L'école sert à éduquer, instruire et à apprendre à réfléchir? Vous êtes sûrs que nous avons fréquentés la même école?
C'est plutôt ça...
L'école prétend sans doute apprendre à réfléchir, mais dans la pratique son rôle se borne à transmettre une éducation standardisée (les fameux programmes, socles communs et autres connaissances exigibles) tout en essayant de rendre les élèves le plus conformistes possibles (on lève la main avant de parler, on fait sa démonstration mathématique de telle façon et pas telle autre, on fait sa rédaction selon telle structure, etc...).

Ça n'est même pas par incompétence de la part des professeurs : juste par conformisme de leur part. Ils restituent ce qu'on leur a appris, de la façon dont on leur a appris. Et ceux qui voudraient changer ces méthodes traditionnelles sont souvent assez mal vus. De toutes façons, chez nous l'enseignent est sélectionné par concours : on filtre les individus les plus conformes au standard, qui connaissent leur matière sur le bout des doigts, sans se préoccuper de leur capacité à transmettre leur savoir. La pédagogie n'est d'ailleurs vaguement abordée qu'en seconde année de CAPES, donc APRES l'obtention du concours. Et encore, souvent sur le tas dans le meilleur des cas. Et le privé, c'est pareil : le concours (CAFEPS) est d'ailleurs exactement le même. Seul le nom change.

Même les grandes écoles prestigieuses (polytechnique, l'ENA, etc...) n'encouragent rien moins qu'une forme délétère de conformisme : les places étant limitées, seuls les "meilleurs"  sont sélectionnés, c'est à dire ceux qui se conforment le plus à la norme désirée en terme de savoirs mémorisés (et pas nécessairement compris), de respect d'un cadre rigide, et de capacité à marcher sur la gueule de ses collègues (puisque les places sont limitées).
Il ne peut en rester qu'un. Désolé. Hin hin.
Dit autrement : on sélectionne des tueurs méthodiques et robotisés comme le dit Albert Jacquard :


Et malheur à celui ou celle qui prendrait trop de liberté avec les règles de l'école : celui ou celle-là se verrait alors frappé du sceau infamant de "l'élève perturbateur" ou "gêneur"... qualificatif qui risque bien de le/la poursuivre une bonne partie de sa scolarité. Tiens, encore une petite case d'ailleurs...

Ne croyez pas que je plaisante : mes gnomes en maternelle/primaire évoquent régulièrement les élèves "gêneurs" qui se sont fait épinglés en classe. Pas de doute, ces derniers sont catalogués, et cette image leur collera durablement à la peau.

–Oui, bon, m'enfin les maîtres et les maîtresses ne peuvent pas faire cours si c'est le bordel aussi...

Peut être... mais si ces élèves sont dissipés cela tend à démontrer que le cours est inintéressant, ou du moins pas adapté pour focaliser leur attention. Or l'intuition nous le dit, et les recherches en neuroscience le confirment : il est bien plus difficile d'apprendre si l'on n'est pas intéressé. Moralité : pour être efficace, l'apprentissage doit être ludique.

–Et puis quoi encore? Jouer pendant les cours?

Et pourquoi pas? Le jeu mobilise l'attention et les fonctions cérébrales : il a le mérite de mobiliser cette attention que les enseignants réclament dans les apprentissages. Dans la nature, tous les petits apprennent en jouant. Quand des renardeaux jouent à se poursuivre et à se battre, sous l’œil vigilant des parents, c'est une façon de s'exercer pour la chasse dont leur vie dépendra plus tard.
Bon, cet article commence à être chiant, je le sens...

C'est une question d'ergonomie cérébrale...

–De quoi? D'ergonomie cérébrale? Je connais l'ergonomie, mais l'ergonomie cérébrale... késako?

Bon. Pour soulever votre sac de courses qui pèse une tonne-flutain-de-sa-race par exemple, vous utilisez la poignée prévue à cet effet, idéalement à pleine main. Pas le côté du sac en l'attrapant par le petit doigt. La poignée est prévue pour ça et à la dimension idéale pour s'adapter à la taille de la main : c'est de l'ergonomie.
Exemple de mauvaise ergonomie

De même, pour vous saisir d'un concept intellectuel, en particulier s'il est nouveau ou ardu, il est préférable d'utiliser des poignées cognitives : c'est à dire une façon motivante et intéressante de manipuler le concept. J'imagine par exemple, que beaucoup d'entre toi, cher lecteur (ou lecteuse) se souvient moins de ses cours de SVT au collège/lycée, que de ceci :
♪ ♫ La vie, la vie, la vie la vie ♫♪

Ce dessin animé, éducatif, est un bon exemple d'ergonomie cérébrale : la présentation est ludique, et du coup, ça se retient mieux.

C'est un constat général : on apprend mieux en jouant. Tous les jeunes mammifères apprennent de cette façon... enfin, tous sauf les humains, que l'on préfère enfermer en nombre dans des salles closes afin d'y recevoir un savoir peu ludique, et en étant sanctionnés par des notes. Ça marche sans doute, à la marge, mais c'est peu ergonomique pour le cerveau. Donc peu efficace en terme de rendement.
"–Mon garçon, il va falloir bûcher si tu veux un bon job!"

Si vous en avez l'occasion, je vous recommande la lecture de "Libérez votre cerveau" du neuroscientique Idriss Aberkane, il est extrêmement instructif sur la manière aberrante dont notre système éducatif fonctionne, et sur celle beaucoup plus pertinente dont il pourrait fonctionner.

Prenons un exemple simple : jouer à Candy Crush® parait être à la portée de tout le monde, et nombre de joueurs y passeraient des heures et des heures, à réessayer jusqu'à réussir à passer un tableau. Le nombre de joueurs de par le monde est d'ailleurs considérable. En revanche, demandez aux mêmes personnes de suivre un cours de math de haut niveau et de passer des heures à résoudre des matrices mathématiques, et je ne suis pas certain que vous obteniez la même motivation. Et pourtant... un tableau de Candy Crush® n'est guère différent d'une matrice. Seule la présentation et le côté ludique diffèrent.
Bon, on reste dans les p'tites cases hein...

Société schizophrène que la notre : nous ne cessons d'espérer et d'aspirer à des idées novatrices et des "réformes", alors même que tout dans le système éducatif et le monde du travail concourt à brider les façons de penser originales. Notons d'ailleurs que, comme Aberkane le fait remarquer dans son livre, ce sont rarement les bons élèves sortis premiers de leur promo à l'école qui bouleversent le monde, mais plus souvent des individus autodidactes, parfois élèves médiocres à l'école, mais surtout anticonformistes et qui réfléchissent d'une façon différente des autres. Albert Einstein était par exemple considéré comme un élève médiocre.

Hélas, l'école n'est généralement que la première étape d'une société absurde ou tout est fait pour brider l'initiative et l'originalité : le monde du travail déteste les électrons libre. Surtout les boites qui fabriquent ou vendent on ne sait trop quoi sans originalité : leur dogme est la Norme sacro-sainte, et leur credo est la Standardisation, y compris celle de leurs employés. Pas étonnant alors que tant de gens finissent en burnout après avoir sacrifié le temps et gâché leurs capacités dans un quelconque bullshit job...

Si certaines entreprises comme Gogole™ semblent avoir compris que le meilleur moyen d'obtenir des résultats exceptionnels et une motivation sans faille de ses employés est de leur donner un environnement de travail agréable et ludique et de les encourager à développer des projets personnels, nombres de boites en sont encore à mettre en oeuvre des stratégies managériales dignes de Game of Thrones.
"–Bon, je vous laisse, je dois me rendre à mon entretien annuel..."
Tiens d'ailleurs, je me demande si les employés de chez Gogole™ disent travailler dans une boite eux...

–Oui, enfin bon... la plupart des boites encouragent quand même les éléments prometteurs à l'aide de primes et de promotions!

Oui et non : la plupart du temps, ces P&P (primes & promotions) sont surtout liées à l'atteinte ou au dépassement des objectifs.

–Bin justement, le dépassement des objectifs, c'est une preuve d'initiative, non?

Pas vraiment : sauf cas exceptionnel, ça dénote surtout la capacité à appliquer à la lettre les consignes dans un but de productivité (quand bien même cette productivité serait peut être supérieure par d'autres méthodes : l'arrivée ponctuelle d'entreprises ou de technologies dites disruptives le démontre). En gros, l'employé qui dépasse ses objectifs ne bouleverse pas le standard : il établit seulement un nouveau standard quantitatif qui pousse les dirigeants à augmenter leurs attentes vis à vis des autres employés et à pousser encore plus la standardisation... jusqu'à la rupture : burnout des employés et/ou perte de compétitivité face à une autre entreprise qui aura su faire évoluer le concept, avant de se scléroser à son tour en campant sur ce nouveau standard. Et ainsi de suite.
C'est un cercle vicieux.
Le problème de la standardisation des employés, c'est que dès lors, l'humain devient remplaçable : l'arrivée progressive des intelligences artificielles, fussent-elle Faibles (car je ne crois à l'émergence d'IA Fortes dans un proche avenir... coucou Skynet!), rend cela inéluctable. Il y aura certainement de l'opposition : au XIXème siècle, les luddites ont bien tenté de s'opposer à l'arriver des métier à tisser mécaniques qui détruisaient des emplois dans l'industrie textile... et l'on voit où on en est aujourd'hui. Mais est-ce vraiment une mauvaise chose? Doit-on vraiment s'inquiéter de voir des machines faire des métiers... de machines?

Toute la question, c'est de savoir si on pourra donner aux humains... des métiers d'humains. Quelque chose me dit que ça n'en prend pas le chemin...
♫ Antisocial tu perds ton sang froid ♪



Bonus :